top of page
  • twitter
  • facebook

TEXTS

LE PREMIER TABLEAU par Gregory Forstner

© éditions dans la salle de bain

 

 

Dans ma chambre, chez mes parents, je n'avais qu'un mur sur lequel je pouvais travailler. Il faisait un mètre trente de large et environ trois mètres de haut pour deux mètres de recul. N'ayant pas de toile sous la main, j'ai trouvé du papier peint à la cave qui devait appartenir aux anciens locataires, et dont j'allais utiliser le dos d'une tonalité blanc cassé. Je l'ai sorti, et j'ai punaisé sur le mur une longueur correspondant à la hauteur sous plafond. La largeur du papier ne faisant qu'un mètre vingt, les proportions s'accordaient aux limites que le mur m'offrait.

 

À cette époque, j'étais fasciné par Hans Bellmer, Alfred Kubin, Egon Schiele ou encore Günter Brus. Avant d'aborder la modernité en peinture et ses grands maîtres, j'étais avant tout fasciné par l'aptitude de ces artistes à traduire une émotion qui était le produit tant de leur sensibilité naturelle que des maux et des enjeux historiques qui secouèrent leurs époques respectives. Ils représentaient surtout pour moi un engagement qui se situait au-delà d'une posture ou d'un quelconque discours artistique. Plus tard, j'ai compris Cézanne et les grands maîtres de l'art moderne ; j'ai compris aussi, en travaillant, que le talent n'était pas tout, et que les limites du peintre se situent dans sa tête.

 

J'avais réquisitionné un vieil ouvrage, un hors-série de la revue Oblique appartenant à ma mère. Il s'agissait d'un hommage sur l'œuvre complète de Hans Bellmer. Il était question aussi, naturellement, de sa relation avec sa femme Unica Zürn, le tout accompagné de textes, poèmes et lettres de ses amis et de son entourage artistique et intellectuel. En dehors des gravures et de sa Poupée qui me fascinaient, j'étais également très impressionné par ses autoportraits en noir et blanc. Les traits durs et cassants de son visage et l'ombre qu'ils creusaient dans le papier incarnaient, pour moi, l'ampleur d'une histoire dépassant des préoccupations strictement personnelles. J'avais en face de moi un homme dont le visage exprimait explicitement le poids d'une conscience prise entre les enjeux politiques de l'époque, et une sensibilité psychique, artistique et poétique singulière dont je n'avais encore à cet âge qu'une infime compréhension. C'est à partir de cette fascination que spontanément j'ai fait un portrait de Hans Bellmer. Je n'avais immédiatement à disposition que de la peinture acrylique noire et quelques grosses brosses de bâtiment. Avec ces moyens réduits, je décidais d'attaquer cette sensation éprouvée au contact de l'un de ses nombreux portraits. J'ai pris la plus grosse brosse et tout en recadrant intuitivement son visage dans le format de façon à accentuer les caractéristiques de l'image d'origine, je traçais en négatif les contours de l'architecture des ombres pour ensuite en remplir le vide d'un aplat noir. Ainsi, je laissais la réserve faire tout le travail du dessin et de volume. En moins d'une demi-heure, je me suis trouvé en face d'un Bellmer de près de trois mètres de haut sur un mètre vingt.

 

Lorsque j’ai découvert, en m’écartant de deux pas en arrière, cette reproduction subjective d’une image donnée, je me souviens avoir saisi une émotion jusque-là encore inéprouvée. À cet instant, j’ai pris conscience d’une méthode qu’il me faudra domestiquer. J’avais compris qu’une émotion première était capable de produire une chaîne infinie d'autres émotions. Pour y parvenir, il fallait que je sois suffisamment attentif à la sensation pour en capturer quelques débris - quelques échantillons. Je réalisai aussi qu'il m'était possible, littéralement en deux temps trois mouvements, d'exprimer une présence, et ce, tout en conservant les approximations, le doute, et la beauté des contradictions d'un sujet dont l'ambivalence serait reconduite. Cette zone approximative, ce doute exprimé, cette contradiction des sensations affichées seront la base d'une œuvre à venir. Techniquement aussi, sans le chercher, j'avais trouvé et résolu en même temps, le champ de mes capacités et les limites que ma nature m'offrait. Pour être efficace, il me faudra à l'avenir être rapide, intuitif, cadrer serré, et ne pas m'embarrasser d'une technicité pour laquelle je n'ai jamais montré beaucoup d'intérêt. Ma méthode devra répondre à cette logique dictée par mes dispositions naturelles. C'est à présent dans cet esprit que je tenterai d'exploiter mon temps et mon espace.

Elle était grande, elle était blonde, c’était la fiancée du collectionneur. Je lui fais des hanches nourricières (en plus des fesses, j’aime les hanches des femmes), des épaules de nageuse (je suis nageur), les cheveux jaune de Naples (je suis blond) et un casque colonial du bush africain (je suis né au Cameroun). Autant peindre les filles qu’on aime baiser. Les stéréotypes ont la peau raide, leur surface est plaqué or. La fille désirable est donc blonde, pulpeuse, les seins pointent durs, ses lèvres sont rouges et brillent.

La fumée me passe par les doigts. Je peins avec du sucre.

J’entretiens un lien direct avec mon enfance. J’y suis quand je veux. Quand je pense nuage, je l’imagine bleu. En peinture les montagnes sont toujours bleues. L’enfant sur la plage dessine le nuage bleu. Le ciel est bleu aussi et la mer en dessous est bleue pareillement mais plus profonde. Au milieu c’est « vide », c’est
le blanc du papier qui ne demande rien. J’ai mis du temps à peindre des paysages. Je n’ai aucun problème avec le vent, la mer, l’herbe, les vaches, tout ça. Quand ils arrivent dans
la peinture, ils sont là pour poser une scène.
La Chute d’Icare est un bon exemple. Le sujet est passé sous l’eau, seul les pieds ridicules et les mollets ardents sont visibles en bas à droite. En attendant, chacun des détails du paysage permets le plongeon.

 

The Collector’s Girl Friend, 2013 huile sur toile, 250 x 200 cm

 

 

L’art est compensatoire. La peinture ne cherche pas à dire quelque chose. Il s’agit d’un moment. Il faut se pincer pour y croire ! Sans déconner, la peinture c’est rien d’autre que de se pincer pour y croire. Il y a l’Histoire et
la petite histoire, mais en vérité, il s’agit toujours d’une sensation qui se dérobe pour se renouveler ailleurs
et autrement. On se cache derrière les images des autres pour apparaître plus grand. Le reste c’est de

la conversation. Il faut bien que d’autres s’amusent, seul, on n’existe pas. Ici, le ciel est bleu comme ses nuages, et dans le vent La Fiancée tire Le Collectionneur. L’objet de la figure est sa présence, son apparition est son effet. Ne cherchez pas ailleurs. L’enfant commence par dessiner ce qui lui paraît essentiel, les bras, les jambes, la tête, et il s’émerveille. J’ai grandi et je peins ce que j’aime : les seins, les yeux, les queues de billards, les trous du cul et les hanches, des scaphandriers et puis parfois des chiens - il faut toujours peindre les choses que l’on désire - ou alors les choses que l’on déteste.

Je préfère peindre de jolies filles. Il arrive que la peinture les peigne laides, mais moi, je les peins belles.
La peinture décide parfois autrement parce qu’autour d’une fille, il se passe toujours quelque chose que l’on n’anticipe pas. Dans la vie, c’est pareil. Il faut que la nana se plaigne un peu pour que le tableau tourne, elle fait la moue, une grimace, et on craque. En cherchant l’air de l’hôtesse, on perce l’air du tableau dans son fond. En forçant les stéréotypes, le naturel explose. À force de faire le geste, il part tout seul.

 

Gregory Forstner 

GREGORY FORSTNER

bottom of page