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MATHIEU NOZIÈRES
Est-ce le thème de la guerre qui confère aux peintures de Mathieu Nozières, jeune artiste français, une telle énergie, une telle force d'attraction ? Revisitant les images véhiculées par le Net, en particulier les photographies relatives à des combats, il développe un style allusif, ouvert, apte à créer de nouvelles fictions.
■ En 2008, après son bac littéraire, Mathieu Nozières (Grenoble, 1988) s'installe à Liège pour suivre les cours de l'école supérieure des arts Saint-Luc. Initialement tourné vers la bande dessinée, une forme d'expression à laquelle il reste très attaché, il se découvre un intérêt pour la peinture lors d'un séjour d'étude à l'Universitatea de Arta si Design de Cluj-Napoca (Roumanie).
L'orientation actuelle de l'école picturale roumaine retient particulièrement son attention. Captivé par l'œuvre de Marius Bercea (dont il a suivi les cours), de Mircea Suciu ou d'Adrian Ghenie, entre autres, Mathieu Nozières apprécie le naturel avec lequel ils concilient représentation du visible et expérimentation picturale. Leur mise en scène de l'humain, entre ombre et lumière, le convainc. Car l'artiste souhaite dépasser les clivages entre art contemporain et art ancien. Soucieux de s'ouvrir à d'autres possibles, il observe les attentes de notre époque sans renier les apports de la tradition. Ses recherches le conduisent à revisiter des images véhiculées par le Net. Il sélectionne ainsi des instantanés photographiques d'origines diverses, fragments fugaces détachés d'un réel complexe, et les travaille avec une grande liberté. Procédant par déconstruction et reconstruction, il accentue certains éléments, en efface d'autres, et revisite les compositions. Sur le plan thématique, il s'intéresse aux mécanismes de domination et aborde notamment les espaces de décision politique et le déploiement des forces armées. Il se penche de plus sur le décalage entre la vie à laquelle nous aspirons et la vie réelle. Suggérant plus qu'il ne montre, Mathieu Nozières travaille dans l'urgence et se nourrit de l'imprévu. Les coups de brosse apparents cohabitent avec des coulées, des effets d'estompe et de raclage, ou des traces de peinture en bombe. Sous son pinceau, les accidents picturaux se transforment en événements porteurs de sens. Il parvient ainsi à décomposer un cliché trop rebattu et, au-delà, à rejouer l'action. L'image se transforme pour vibrer d'une présence renouvelée.
La série intitulée War questionne les images esthétisantes de la guerre érigée en spectacle. Elle aborde une forme de violence qui habite l'imaginaire de l'homme d'aujourd'hui, formaté par le cinéma, les jeux vidéos ou la photographie de reportage. Les clichés propres à impressionner les esprits et à susciter l'émotion sont ceux d'une guerre qui envahit tout l'espace du visible, se jouant au sol, dans le ciel et par voie maritime. Dans ses toiles, notre œil identifie clairement des bombardiers, des canons, des navires aux profils imposants. Leurs silhouettes sombres s'inscrivent dans des atmosphères irrespirables, cernées par les lumières aveuglantes, des ciels envahis par les explosions, la cendre et les fumées toxiques. Rendues en quelques traits, les figures humaines semblent s'engouffrer dans une dynamique qui les dépasse.
Usant d'une palette de couleurs réduite, Mathieu Nozières exploite les contrastes pour structurer la toile et faire ressortir des éléments-clés. La gamme de teintes choisie, dans laquelle dominent les déclinaisons de blanc, de gris, de noir, de brun et de bleu, évoque le tirage argentique. Paradoxalement, en dépit de la distance qui sépare l'artiste des événements, War semble transcrire des annotations relevées au coeur de la tourmente. Loin du caractère descriptif et distancié de la photographie, ces œuvres manifestent une énergie brute et débordent de vitalité. Les contours disparaissent sous la couleur, contribuant à une dissolution des formes ; la sensation d'inachevé ramène certes à l'abstraction, mais, en parallèle, elle produit l'impression que tout peut encore se jouer. Le spectateur se retrouve brutalement propulsé dans un conflit dont il ignore les tenants et les aboutissants. Les informations dont il dispose restent trop fragmentaires pour lui permettre de reconnaître l'épisode historique en question. L'œil se faufile dans une scène à la lisibilité toute relative, qui finit toujours par lui échapper. En contrepartie, le champ reste ouvert, ce qui permet à chacun de développer son propre enchaînement narratif. Au-delà de cet univers de représentations, Mathieu Nozières vit peut-être la toile comme métaphore d'un champ de bataille sans cesse réactivé. Au sens figuré, War illustrerait alors aussi la lutte acharnée nécessaire à tout acte de création et à toute quête d'authenticité. ■
Alexia Creusen est docteur agrégée en histoire de l'art et plasticienne. Collaboratrice scientifique à l'université de Liège et professeur à l'école des arts Saint-Luc, Liège.
MATHIEU NOZIÈRES, FUSIONNER LES LANGAGES DE L’IMAGE
Jusqu’à ce qu’il rencontre les professeurs de la section peinture de l’école de Cluj-Napoca en Roumanie, Mathieu Nozières n’aimait pas la peinture qu’il trouvait lourde, empâtée, encombrée d’un barda technique, par rapport au dessin qu’il affectionne et pratique comme une nécessité obsessionnelle depuis sa plus tendre enfance. Son outil de prédilection était le crayon et son credo la ligne précise. Comme il adore inventer et se raconter des histoires c’est tout naturellement que son orientation fut celle de la bande dessinée. C’est ainsi qu’il se retrouva à Liège, à Saint-Luc, pour entrer dans sa matière après le lycée et un bac en littérature acquis en France, à Grenoble d’où il est originaire (naissance en 1988). La réputation de la B.D. belge, alliée à celle de la qualité de l’école, l’attire donc au Nord où il obtiendra bientôt son Master... en peinture sans pour autant abandonner ses premières amours auxquelles il reste fidèle en remplissant inlassablement, fébrilement, des carnets de dessins et en concoctant des projets narratifs qui pourraient bien atterrir prochainement sur la table d’un éditeur.
Entre temps, au beau milieu de ses études, grâce au programme Erasmus, il a connu une réorientation. Une remise en question complète, imprévue, conséquence d’un choix un peu forcé. A l’Université des Arts et Design de Cluj-Napoca où il débarque pour une résidence d’un an, il n’existe pas de section consacrée à la B.D. et dès lors, il se tourne vers la peinture, non sans une certaine appréhension. C'est là qu'un professeur à qui il voue une véritable admiration, Marius Bercea, va non seulement l’initier mais le convertir à la peinture, lui en donner les clés et surtout le goût. Un nouveau champ d’exploration s’ouvre à lui dans lequel, rentré à Liège, il se plonge à nouveau en poursuivant ses études dans la section picturale. Cluj aura été un autre Sésame. Alors qu’il y est étudiant, Catherine Millet qu’il connaît à travers son livre "La vie sexuelle de Catherine M.", y donne une conférence. Une brève conversation s’en suit prolongée par un envoi de documents à la rédaction d’Art Press qui donnera suite... une bonne année plus tard en proposant de publier un texte dans le mensuel sous la signature d’une de ses professeurs à Liège, Alexia Creuzen. Et voilà qui lui donne une belle visibilité sur un travail pictural, "War", dont on peut encore voir quelques œuvres en la galerie Friedland à Bruxelles (jusqu’au 12 mai). Et elle écrit en conclusion : « Mathieu Nozières vit peut-être la toile comme champ de bataille sans cesse réactivé. Au sens figuré, War illustrerait alors aussi la lutte acharnée-nécessaire à tout acte de création et à toute quête d’authenticité ». Ce combat, il le mène quotidiennement avec une détermination qui tient de l’acharnement au travail, menant en parallèle la peinture et le dessin. En fait, il se donne un. défi de taille, celui de parvenir à fusionner en un média singulier, forcément inédit les deux pratiques. Tous les atouts sont en ses mains et ii a montré qu’il détient le potentiel dans les deux branches. Des passages se réalisent d’ailleurs au niveau de la fiction d’autant plus qu’il travaille surtout d’imagination, sans recours à des images préalables. Il veut être flexible, ne pas s’enfermer. Exécutées sur bois, de petites peintures tiennent davantage de la texture, de l’encadrement et du format B.D. alors que ses grandes peintures, méditées, très élaborées par interventions multiples tout en étant dans « une exécution rapide, dans la vitalité instantanée », regorgent d’une expressivité en expansion. Dans un projet qu’il veut « humain, ni de B.D complexée, ni de peinture frustrée », il faudra concilier les élans, les pratiques, l’imaginaire, le sens du récit sans verser dans la littérature imagée. Gageons qu’il y réussira, et sans tarder !
Claude Lorent pour Art Libre